[Tribune] Jean-Pierre LETARTRE : «Chaque crise est différente»

Une réflexion sur la place de l'économie responsable pour préparer l'après

 

 Les conséquences économiques des mesures de confinement misent en place pour lutter contre la pandémie de Covid-19 soulèvent de nombreuses craintes parmi les acteurs économiques. Nombreux sont ceux, dont notre Ministre de l’économie, qui font la comparaison avec la crise de 2008.

Je partage évidemment leurs inquiétudes ainsi que celles de tous les dirigeants d’entreprises, et je comprends le choix de cette comparaison qui a le mérite de marquer les esprits et de souligner l’importance des défis auxquels nous faisons face. Je pense toutefois qu’elle risque de nous faire oublier la spécificité de la crise que nous traversons actuellement. Car en mésinterprétant sa nature, qui est avant tout sanitaire et vécue par les individus dans leur chair, les dirigeants d’entreprises risquent non seulement de se couper des attentes urgentes de la société, mais aussi de manquer les évolutions qui nous attendent à la sortie de celle-ci.

Contrairement à ce qu’il s’est passé en 2008, ce que nous vivons n’est pas une crise financière et bancaire qui aurait contaminé l’économie réelle. Il ne s’agit même pas à l’origine d’un événement économique. Il s’agit d’un choix que nous avons pris collectivement de stopper momentanément notre économie pour privilégier un enjeu encore plus grand : la préservation de notre santé, celle de nos proches, ainsi que de l’ensemble de la société.  Cette crise est d’abord vécue par nos concitoyens au travers de leurs inquiétudes quotidiennes pour leurs familles, amis et collègues. C’est aussi une épreuve que nous vivons collectivement au travers des mesures de confinement. Je pense que chacun est parfaitement conscient des risques que ce dispositif fait peser sur notre économie, mais il est perçu comme nécessaire et respecté par l’immense majorité de nos concitoyens afin de protéger les plus vulnérables.

Notre économie n’est donc pas en crise. Elle est plutôt « gelée » afin que toutes les forces de la société se concentrent sur la lutte contre la propagation de ce virus. Et dans cette lutte, les entreprises ont aussi leur rôle à jouer. Certains dirigeants l’ont d’ailleurs très bien compris et ont décidé d’agir. Je pense bien sûr à Chanel qui a pris la décision courageuse de ne pas recourir au chômage partiel pour ne pas peser sur les finances publiques. Je pense aussi à Décathlon qui a répondu aux besoins des hôpitaux en adaptant ses masques Easybreath pour pallier la pénurie de respirateurs. Je pense aussi à notre adhérent, la société Lemahieu qui s’est mobilisée très tôt pour initier l’opération des Masques en Nord pour fabriquer en urgence des masques à destination des personnels soignants, et qui a depuis été rejoint par de nombreuses entreprises de la région.

Les événements que nous vivons actuellement viennent ainsi nous rappeler ce qui devrait être une évidence : ceux que nous nommons « acteurs économiques » ne sont jamais uniquement cela. C’est vrai non seulement pour les consommateurs et les salariés qui sont aussi des citoyens, mais c’est aussi vrai pour les entreprises. Chanel, Decathlon ou Lemahieu sont des exemples qui nous montrent que l’entreprise ne peut se réduire à une entité hors-sol à la recherche de la maximisation de profit pour ses actionnaires. Elle est surtout une composante vivante et essentielle de la société, un dispositif de création collective dont la force et la capacité d’innovation est aussi au service du bien commun.

Je pense donc que nous sommes face à une situation très différente de celle de 2008. La crise des subprimes avait été perçue comme le résultat des dérives du capitalisme. Celle que nous vivons aujourd’hui voit l’ensemble des forces de la société faire front dans une épreuve commune. Même les banques, cet acteur honni lors de la crise financière, viennent nous rappeler aujourd’hui leur raison d’être en étant la planche de salut qui nous permet de stopper nos économies sans détruire notre appareil productif et nos emplois.

Parce que cette crise est différente, le monde économique qui en émergera le sera également. Premièrement car cette épreuve vient en effet accélérer un processus qui est en cours depuis de nombreuses années. Depuis la dernière crise financière, les mentalités ont beaucoup évolué parmi les dirigeants et la RSE a largement remporté la bataille des idées. Aujourd’hui les stratégies intégrées ont pris le pas sur les stratégies hors-business, et vous ne trouverez pas une interview de manager qui ne parle pas de raison d’être de l’entreprise. La crise sanitaire va accélérer ce processus en favorisant celles dont la démarche est la plus mature. Celles-ci seront les mieux armées pour faire face aux défis économiques de l’après confinement, et pourront compter sur le soutien des consommateurs et des citoyens. Pour celles qui ne sont pas parvenues à effectuer leur transition, le chemin sera bien sûr plus difficile et elles devront mobiliser beaucoup d’efforts dans un court laps de temps. Mais je pense que cette crise va avoir pour effet de favoriser et massifier l’économie responsable.

Deuxièmement, car la seule voie qui s’ouvre à nous pour assumer les conséquences économiques de nos choix sera de répartir équitablement l’effort. Nos sociétés sont beaucoup plus fragiles qu’il y a 10 ans et une répartition inégale nous ferait courir le risque d’une explosion sociale. Chaque acteur devra donc assumer ses responsabilités à la hauteur de ses moyens. Tous les acteurs économiques seront évidemment surveillés par l’opinion et il ne sera pas possible de fonctionner d’après des logiques d’optimisation individuelle en tentant de reporter l’intégralité de la charge sur le contribuable. Les entreprises n’auront pas d’autre choix que d’incorporer à minima la prise en compte des intérêts collectifs dans leur stratégie et d’assumer le fait qu’elles ne sont pas hors-sols mais ancrées dans une société.

Et enfin troisièmement, si nous parvenons à transformer notre économie pour faire face à une crise sanitaire, pourquoi ne parviendrions-nous pas à le faire pour répondre à une crise écologique ? L’avènement de cette économie responsable, qui j’espère émergera de la crise, est la seule solution qui s’offre à nous pour faire face aux autres enjeux planétaires que sont le défi du réchauffement climatique et de la préservation de la biodiversité.

Gardons-nous donc des comparaisons hâtives avec les crises précédentes, car dans cette épreuve que nous vivons collectivement nous pourrions également manquer des opportunités de fonctionner différemment.

 

Jean-Pierre LETARTRE
Président d’Entreprises et Cités
Président de Réseau Alliances

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