Retour sur l'intervention d'Armelle Weisman sur l’entreprise à mission

Vendredi 6 mars 2020, plus d’une centaine d’adhérents de Réseau Alliances étaient réunis à la Cité des Entreprises pour inaugurer le nouveau cycle des Matinales. Le thème de cette première édition : les entreprises et l’intérêt collectif. A l’occasion des un an de la Loi Pacte, nous vous proposons un retour sur l’intervention d'Armelle Weisman, associée chez Deloitte Développement Durable, qui était venue nous présenter la nouvelle qualité juridique de « société à mission ».

Armelle Weisman est la co-autrice, avec Laurence Méhaignerie de Citizen Capital, du guide « Entreprise à mission, de la théorie à la pratique » publié en novembre 2019.

 la matinale

 

 

Compte rendu de la conférence d'Armelle Weisman sur l'entreprise à mission du 06 mars 2020 

 

 La loi Pacte, vers une redéfinition de la finalité des entreprises

 

Votée en mai 2019, la loi Pacte a introduit un nouveau dispositif juridique qui permet aux entreprises d’intégrer dans leurs statuts une finalité d’intérêt collectif. Armelle Weisman a rappelé en guise d’introduction que la Loi Pacte parle de « société à mission », l’entreprise n’ayant pas de définition en droit français. Mais pour bien comprendre les enjeux derrière l’introduction de cet outil juridique il faut revenir sur les trois mesures fondamentales du volet RSE de cette loi, la première étant de changer la définition en droit de la « société ».

 « Jusqu’alors la société était uniquement définie comme constituée dans l’intérêt commun d’associés. Aujourd’hui, avec la loi Pacte, sa définition est élargie à la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux. Pour comprendre le fond du sujet : l’entreprise n’existe toujours pas en droit, mais la société change de définition. » 

Mais pourquoi fallait-il changer la définition de la société ? Avant d’aborder les changements juridiques à proprement parler, Armelle Weisman a rappelé quelques éléments de contexte à l’origine de la création de la loi. Pour le législateur, la nécessité d’une redéfinition reposait tout d’abord sur la perception croissante du décalage entre le fonctionnement de la sphère économique et les besoins de la société. Ce décalage s’exprimait notamment en France par un déficit des investissements dans l’appareil productif et les infrastructures, qui s’explique en partie par des stratégies de maximisation des profits à court terme des entreprises. Le premier enjeu était donc de faire en sorte, par le juridique, que l’actionnariat se projette dans l’investissement de long terme.

 « Selon les chiffres des sociétés cotées, le temps de détention d’une action se situe entre 4 et 8 mois, ce qui rend très difficile les plans de transformation massifs. Les entreprises font aujourd’hui plus partie du problème alors qu’elles ont toutes les possibilités de faire partie de la solution. »

Deuxième élément de contexte, la perception croissante de l’urgence de la lutte contre le réchauffement climatique qui nécessite un engagement massif de l’ensemble de la société. Plus que la limitation des impacts du secteur privé, il fallait trouver le moyen de mettre la performance économique des entreprises au service de l’intérêt collectif.

Enfin, c’est aussi la publication en 2018 du rapport Notat-Senard « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », qui dressait le constat d’une appropriation inégale de la RSE par les entreprises françaises, et de sa faible intégration aux décisions stratégiques. Le rapport recommandait d’officialiser juridiquement la RSE et d’ouvrir en droit la possibilité pour les entreprises d’adopter une raison d’être pour orienter leurs efforts.

 

Les trois niveaux d’engagements de la Loi Pacte

Consacrer la RSE par la loi, réconcilier l’actionnariat avec les projets de long terme, mettre la force contributive des entreprises au service des intérêts collectifs, la Loi Pacte, adoptée en mai 2019, se propose de répondre à ces enjeux en proposant trois mesures fondamentales qui sont autant de niveaux d’engagement possibles pour les entreprises.

Premier niveau : la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux

Un premier niveau obligatoire vient donc consacrer la RSE en droit en modifiant l’article L1833 du Code civil qui définit la société. L’article stipule désormais que « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Même si « l’intérêt social » et les « enjeux sociaux et environnementaux » ne sont pas clairement définis par la loi, c’est toutefois la première fois qu’une législation RSE concerne l’ensemble des entreprises françaises. Armelle Weisman souligne ainsi que désormais, un dirigeant qui ne prend pas en compte ces enjeux pourrait voir son poste remis en cause. Même si des interrogations demeurent quant à l’interprétation de cet article, il implique pour les dirigeants de prendre de nouvelles précautions vis-à-vis des parties prenantes de l’entreprise.

Deuxième niveau : la raison d’être, pour définir un projet collectif de long terme

La loi Pacte permet à une société qui le souhaite de préciser une raison d’être dans ses statuts. Cette raison d’être est « constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. »

Armelle Weisman a rappelé que la fonction de la raison d’être est avant tout de servir de boussole stratégique aux actionnaires.

« La raison d’être permet avant tout d’expliciter le fait que l’entreprise a un objectif à remplir et sert autre chose que le strict intérêt financier. Elle peut permettre de faire que les actionnaires s’engagent dans des plans de long terme tournés vers cet objectif. »

La raison d’être n’implique donc pas nécessairement d’enjeux directement environnementaux ou sociaux. L’entreprise Atos par exemple a adopté la raison d’être « Contribuer à structurer l’espace informationnel ». Elle permet toutefois de guider les stratégies d’investissement, de protéger l’entreprise d’actionnaires activistes, ou fournir la légitimité à un dirigeant pour intervenir sur des objectifs plus larges que la stricte rentabilité financière.

Troisième niveau : la société à mission pour résoudre un problème sociétal identifié

Enfin, pour les entreprises les plus volontaires, la loi crée un troisième niveau qui permet à une société d’adopter dans ses statuts des objectifs d’intérêt collectif : c’est le niveau de la qualité de « société à mission ». Armelle Weisman a tenu à rappeler qu’il ne s’agit pas d’un nouveau statut juridique, mais bien d’une qualité que n’importe quelle entreprise, quelle que soit sa forme juridique, peut adopter.

« N’importe quelle entreprise peut devenir une société à mission. Une société à mission : c’est définir une raison d’être qui se donne pour objectif la résolution d’un problème de société. »

Une entreprise peut publiquement faire état de sa qualité de société à mission si elle répond à 5 conditions :

-la notion de raison d’être doit être précisée dans les statuts ;

-l’adoption d’une mission : c’est-à-dire, prévoir dans ses statuts des objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité ;

-préciser dans ses statuts les modalités de suivi d’exécution de la mission, dont la création d’un Comité de mission chargé exclusivement de ce suivi et composé d’au moins un salarié ;

-une vérification de l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux par un Organisme Tiers Indépendant tous les deux ans ;

-la qualité de société à mission doit faire l’objet d’une déclaration au greffier du tribunal de commerce.

Si l’entreprise ne remplit pas l’une de ses obligations, la loi ne prévoit pas d’autres sanctions que le retrait de la mention de « société à mission » des statuts, documents et outils de communication de l’entreprise. C’est donc avant tout le levier réputationnel qui est censé garantir que l’entreprise respectera ses engagements.

 

L’entreprise à mission, un pont entre la RSE et l’ESS

Avec la loi Pacte, l’objectif est d’ouvrir la voie à un troisième modèle d’entreprise, entre l’entreprise classique et entreprise de l’ESS, qui permettrait d’allier performance économique et la poursuite d’objectifs d’intérêt collectif. La société à mission permettrait d’aller plus loin que les démarches RSE traditionnelles, tout en n’étant pas limitée dans sa recherche de profit comme le sont les entreprises de l’ESS. Toutefois, les entreprises manquent encore de recul pour appréhender la portée de la loi, et ses conséquences pratiques et juridiques

« Il y a une certaine confusion entre raison d’être et mission. De plus, de nombreux éléments sont encore flous, comme la manière dont l’Organisme Tiers Indépendant sera désigné et les modes d’évaluation de réalisation de la mission. Les entreprises sont donc encore un peu perdues. Il existe une communauté des entreprises à mission pour faciliter l’échange de bonnes pratiques. Cela va nécessiter beaucoup de retours d’expériences et un peu de recul. » 

 

Comment définir et structurer sa mission ?

A l’heure actuelle, la loi laisse donc une grande liberté aux entreprises pour définir leur mission et la portée de leurs ambitions. Mais cette liberté laisse également peu de lignes directrices pour accompagner les dirigeants dans ce changement.

Durant la deuxième partie de son intervention, Armelle Weisman a donc résumé les points clés auxquels une entreprise doit prêter attention dans la structuration et le développement de sa mission. (Retrouvez une description plus complète des 4 leviers fondamentaux et des étapes incontournables dans le guide  «Entreprise à mission, de la théorie à la pratique »)

Elle est revenue en premier lieu sur les 4 leviers opérationnels fondamentaux que sont la définition de la mission, la définition des engagements, l’adaptation de la gouvernance et l’évaluation de la mission.

1.      Définir sa mission : c’est-à-dire expliciter la façon dont la raison d’être de l’entreprise contribue au bien commun. Elle doit être exigeante, ambitieuse, et le fruit d’un processus de dialogue entre la société et ses parties prenantes. « Définir une mission, ce n’est pas définir un slogan. Il faut réunir les parties prenantes et définir un périmètre et un enjeu auquel l’entreprise va répondre. Comment et quels seront les indicateurs, les budgets alloués… »  

2.      Définir les engagements : c’est-à-dire la déclinaison stratégique de la mission à chaque niveau de l’entreprise. « Car une mission est un phare qui oriente à très long terme les choix d’investissements. C’est également un instrument de décision au quotidien. Elle engage les actionnaires, les dirigeants, et l’ensemble de l’entreprise ».

3.      Adapter la gouvernance, pour aligner l’actionnariat, la direction et les salariés sur les missions de l’entreprise.

4.      Evaluer l’accomplissement de la mission. Cette évaluation doit être présentée dans le rapport du comité de mission et par l’OTI. Cette étape nécessite de s’interroger sur la façon d’évaluer et de valoriser la performance globale de l’entreprise. « Comment faire entrer la mesure de cette performance dans de l’intrafinancier ? Faut-il mettre en place une comptabilité à triple capital (c’est-à-dire comprenant le capital financier, humain et naturel de l’entreprise) ? Et comment valoriser la capacité de l’entreprise à résoudre un problème d’intérêt collectif ? »

Pour mobiliser ces leviers, elle a rappelé quelques étapes incontournables durant la transformation de l’entreprise.

 Parmi celles-ci notons :

-la nécessité pour les dirigeants d’embarquer l’ensemble de ses équipes.

« Le sujet doit être porté et incarné par le dirigeant. C’est incontournable. Mais il faut aussi des démarches pour traduire ce que veut dire la mission pour les métiers de chacun. Ce qui ne marche pas, ce sont les communications descendantes dans un contexte de défiance. Il faut passer du temps en amont, pour que chacun se soit approprié la mission avec ses mots, et ensuite définir des objectifs. »

-la transformation des métiers de l’entreprise pour que la mission puisse être adoptée et traduite concrètement par l’ensemble de la chaîne de valeur. Cette étape peut nécessiter du temps et de nouvelles compétences :

« Il y a des entreprises natives sur la mission. En revanche, pour celles qui souhaitent évoluer, il ne faut pas sous-estimer le temps de la transformation. Par exemple lorsqu’il faut changer sa chaine d’approvisionnement, mesurer ses émissions … tout cela nécessite des changements de savoir-faire, des recrutements, etc.. Alignement de l’entreprise est le terme clé »

-l’adaptation de la gouvernance sur la base d’une nouvelle gouvernance actionnariale tournée vers la recherche d’un intérêt collectif, et la mise en place d’une gouvernance opérationnelle de suivi de mission

-l’évaluation de la mission, des impacts indirects et la mesure de la performance globale.

-aligner son business model pour que l’objectif ne soit plus de faire du profit pour financer des actions à impact, mais que l’entreprise ait un impact positif dans la réalisation même de son activité.

-et enfin la communication sur sa mission. C’est selon Armelle Weisman une étape qui est trop souvent sous-estimée car si la communication est lancée trop tôt, elle peut conduire à dégrader l’image de l’entreprise. En revanche, elle peut être un vrai levier de différenciation si elle est maîtrisée : « les entreprises qui communiquent un peu trop tôt risquent de s’exposer [négativement] dans l’opinion. Pour celles qui ne sont pas en mesure d’expliciter quels sont les changements, c’est très dur, car l’investissement en savoir-faire et en ressources humaines est très lourd. La communication doit être une amie de la transformation. Mais du coup il faut savoir la commencer au bon moment. Les entreprises ont tendance à communiquer beaucoup trop tôt. »

 

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En conclusion : la qualité de société à mission de la Loi Pacte est une réponse juridique française à la nécessité de réformer nos économies pour mettre la force des entreprises au service des intérêts collectifs. Pour les actionnaires et les dirigeants, elle a l’avantage de laisser une grande liberté dans le choix et la portée des engagements. Le revers de cette liberté est que cette loi s’accompagne de peu de lignes directrices pour structurer et développer sa mission.

Pour les sociétés les plus ambitieuses Armelle Weisman a rappelé qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance des transformations nécessaires. Pourtant, celles qui auront réussi à aligner l’ensemble de l’entreprise sur leur mission pourraient bien définir la compétitivité de demain : elles sauront démontrer et valoriser leur contribution à résoudre des problèmes de société, proposer des modèles innovants de préservation des ressources et attirer les meilleurs talents.

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